Covid-19 et loyer commercial : peut-on suspendre le paiement ?
22.07.21La plupart des entreprises qui versent un loyer commercial, surtout celles qui reçoivent du public, ont été confrontées à des difficultés de trésorerie du fait de la fermeture de leur établissement liée à la crise du coronavirus. Ceci a bien entendu rendu très compliqué le paiement des loyers commerciaux à échéance.
Certes, pour atténuer la sévérité du régime des baux commerciaux pour les locataires, les ordonnances n° 2020-316 du 25 mars 2020 et n° 2020-378 du 31 mars 2020 ont prévu des aides aux entreprises faisant face au coronavirus et notamment offert la possibilité d’étaler ou de reporter le paiement des loyers commerciaux ou professionnels sans pénalités de retard. Mais, il n’a jamais été question pour autant de supprimer purement et simplement l’obligation de payer les loyers commerciaux.
Il était donc plus que probable que certains locataires se rendent devant les tribunaux pour tenter d’obtenir l’annulation de leur obligation de paiement de leurs loyers commerciaux, en se fondant notamment sur des mécanismes de droit commun (force majeure, exception d’inexécution ou encore fait du prince). La Cour d’appel de Grenoble a joué ainsi le rôle d’éclaireur dans son arrêt rendu le 5 novembre dernier (n°16/04533), en se prononçant pour la première fois sur la question.
Si les meilleures intrigues nécessitent de faire durer le suspens, force est de constater qu’en l’espèce, de suspens il n’y a pas eu. Les conseillers grenoblois ont en effet considéré qu’aucun des trois mécanismes évoqués ci-dessus ne permettait à un locataire de se soustraire au paiement de son loyer commercial dû pendant la période de fermeture imposée.
L’affaire qui a été soumise aux juges de la cour d’appel de Grenoble le 5 novembre 2020 n’était en réalité pas liée uniquement au paiement des loyers commerciaux durant la période de fermeture imposée, ni de manière générale à la relation entre ces obligations contractuelles et la crise sanitaire. Il s’agissait en fait d’un litige plus ancien opposant un bailleur commercial à une société exploitant un « appart-hotel » avec comme toile de fond des retards de paiement des loyers. Un jugement ayant été rendu en première instance, l’affaire était encore pendante devant la Cour d’appel lorsqu’est survenue la crise sanitaire du Covid-19. C’est précisément ce qui a permis au locataire commerçant de faire valoir en cours d’instance de nouveaux arguments tenant à la crise sanitaire.
L’exception d’inexécution et le fait du prince ne libèrent pas du paiement des loyers commerciaux
Force est de constater que s’agissant des arguments tenant à l’exception d’inexécution et au fait du prince, ceux-ci sont balayés assez succinctement par la Cour.
- L’exception d’inexécution : elle est prévue aux articles 1219 et 1220 du code civil. Les juges d’appel se contentent d’énoncer que « le bail commercial n’a pas subordonné le paiement des loyers à une occupation particulière des locaux ni à aucun taux de remplissage », de sorte qu’« il ne résulte d’aucun élément que l’appelant ait manqué à ses obligations contractuelles rendant impossible la location des lots et l’exercice par le preneur de son activité hôtelière. ».
- Le fait du prince : la Cour est encore plus expéditive – et pour cause – en rappelant que le fait du prince ne concerne que les rapports avec une personne moral de droit public et son cocontractant.
Les juges envisagent la force majeure
Le raisonnement entrepris au sujet de la force majeure invoquée par le locataire suscite davantage d’attention. Pour rappel, la force majeure, prévue à l’article 1218 du code civil, s’applique « lorsqu’un événement échappant au contrôle du débiteur, qui ne pouvait être raisonnablement prévu lors de la conclusion du contrat et dont les effets ne peuvent être évités par des mesures appropriées, empêche l’exécution de son obligation par le débiteur. ». Ainsi que certains auteurs l’avaient écrit lors de la survenance de la première vague de covid-19 au printemps dernier, l’application de ce mécanisme à des situations contractuelles impactées par la crise sanitaire paraissait envisageable.
Dans leur arrêt du 5 novembre 2020, les juges d’appel indiquent « Concernant le moyen pris de la force majeure liée à l’épidémie Covid 19, il n’est pas justifié par l’intimée de difficultés de trésorerie rendant impossible l’exécution de son obligation de payer les loyers. Cette épidémie n’a pas ainsi de conséquences irrésistibles. ». Les juges éludent ainsi les critères de l’extériorité et imprévisibilité mentionnés dans l’article 1218 susvisé – on peut a contrario en déduire que ceux-ci ne posent pas de difficulté – pour se concentrer sur le critère de l’irrésistibilité. Précisément, la Cour relève qu’en l’absence de justification par le locataire commerçant de difficultés de trésorerie ne lui permettant pas de payer ses loyers commerciaux, l’épidémie ne saurait être considérée comme un événement irrésistible. On peut alors déduire de cette décision que si les difficultés de trésorerie avaient été prouvées, le juge aurait probablement retenu la notion de force majeure dans le contexte du Covid-19.
Ainsi que l’ont également relevé Mélody Pagès et Sarah Torrent (cf : article Dalloz actualité du 4 décembre 2020, « Covid-19 : exigibilité des loyers commerciaux »), le raisonnement suivi par la Cour d’appel de Grenoble peut surprendre. Or, traditionnellement, dans la jurisprudence, l’inexécution de l’obligation de paiement d’une somme d’argent ne peut être couverte par un cas de force majeure. Le raisonnement semble donc à rebours de la jurisprudence classique – et jusque-là constante – en la matière. Y voir un revirement de jurisprudence semble toutefois prématuré, la solution d’espèce se limitant pour le moment à la Cour d’appel de Grenoble et n’ayant pas pour l’heure été soumise à la Cour de cassation.
En outre, il convient de rappeler que l’article 1218 pose en son alinéa 2 le principe de l’empêchement temporaire en cas de force majeure avérée, qui ne permet que de suspendre l’exécution de l’obligation le temps de l’empêchement (à moins que le retard en résultant ne justifie la résolution du contrat). Les fermetures imposées – et de manière générale les difficultés économiques liées à la crise sanitaire – ont vocation à être temporaires. Dès lors, même à admettre la force majeure s’agissant d’une obligation portant sur une somme d’argent, on peut raisonnablement penser que celle-ci ne permettrait pas aux locataires commerçant de se soustraire au paiement de leurs loyers commerciaux, mais seulement de le repousser.
Première décision de justice sur l’impayé de loyer commercial en temps de pandémie
Outre son apport relativement intrigant concernant le critère de l’irrésistibilité, l’arrêt rendu par la Cour d’appel de Grenoble se veut l’un des premiers à s’intéresser à la question du paiement des loyers commerciaux dus pour des périodes de fermetures imposées en raison de la crise sanitaire. Si elle ne tranche pas en faveur des locataires commerçants, refusant l’application de la force majeure au cas d’espèce, la décision des conseillers grenoblois semble cependant infléchir quelque peu la position ferme traditionnellement retenue par les juges s’agissant des conditions d’application de la force majeure. Il conviendra de surveiller les prochaines jurisprudences en la matière et notamment la position de la Cour de cassation, tant les litiges liés à des situations similaires risquent dans les prochaines années de se faire nombreux devant les prétoires.
Les hauts magistrats viennent d’ailleurs de rendre leur première décision en la matière, en réalité par le biais de trois arrêts datés du 30 juin 2022. Dans ceux-ci, la Cour de cassation explique clairement que les commerçants à qui il était interdit de recevoir du public durant le premier confinement du printemps 2020 n’étaient pas en droit de ne pas payer leurs loyers ! Pour parvenir à leur décision, la Cour écarte successivement les arguments des locataires tenant à la perte de la chose louée (1), à l’exception d’inexécution (2) et à la force majeure (3). Le fait du prince n’est cependant pas évoqué.
- Les hauts magistrats considèrent tout d’abord que l’interdiction de recevoir du public durant la crise sanitaire n’était pas constitutive d’une perte de la chose louée selon l’article 1722 du code civil, de sorte que les commerçants ne pouvaient prétendre à une réduction de leur loyer. En effet, les juges relèvent que l’interdiction en cause a été décidée aux seules fins de garantir la santé publique, était générale et temporaire et était sans lien direct avec la destination contractuelle du local loué. L’effet de cette mesure ne peut donc être assimilé à la perte de la chose au sens de l’article 1722 du code civil.
- De plus, la Cour refuse de considérer l’interdiction de recevoir du public comme une inexécution par le bailleur de son obligation de délivrance de la chose louée. Les commerçants ne peuvent donc pas utiliser le mécanisme de l’exception d’inexécution pour suspendre le paiement de leur loyer. En effet, l’impossibilité d’exploiter le local commercial était du seul fait du législateur – et non du bailleur – de sorte que la mesure générale de police administrative portant interdiction de recevoir du public n’était pas constitutive d’une inexécution, par le bailleur, de son obligation de délivrance.
- La Cour écarte enfin la force majeure, en expliquant que « le créancier qui n’a pu profiter de la contrepartie à laquelle il avait droit ne peut obtenir la résolution du contrat ou la suspension de son obligation en invoquant la force majeure. ».
Ces décisions ne sont pas étonnantes au regard de l’ordonnance n°2020-316 du 25 mars 2020 : celle-ci avait mis en place un mécanisme permettant d’étaler ou de reporter le paiement des loyers, mais il n’avait jamais été question de supprimer l’obligation pour les locataires de régler leur loyer !
Françoise Berton, avocat en droit allemand
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Photo: Wong Sze Fei