Définition européenne du contrat de travail individuel pour un gérant
07.03.16La notion de contrat de travail individuel en droit européen
La Cour de justice de l’Union Européenne propose une définition du contrat individuel de travail dans un arrêt récent. Le droit européen ne donne aucune définition du contrat de travail dans les grands règlements qui utilisent la notion de contrat de travail, comme par exemple le règlement n°44/2001 du 22 décembre 2000 (Règlement Bruxelles I) ou le règlement n°1215/2012 du 12 décembre 2012 concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale (Règlement Bruxelles I bis). Cette absence de définition du contrat individuel de travail s’explique très certainement par le fait qu’il est particulièrement difficile d’en donner une définition exhaustive qui puisse être commune à l’ensemble des Etats membres.
La Cour de Justice de l’Union Européenne a dans son arrêt en date du 10 septembre 2015 (Affaire C-47/14, Holterman Ferho Exploitatue et Otros ./. M. Spies von Büllesheim) apporté des éléments de précision quant à la notion de contrat individuel de travail.
Un litige sur l’existence d’un contrat de travail entre un gérant allemand et sa société
Une société holding établie aux Pays-Bas détenant également trois filiales de droit allemand, toutes établies en Allemagne, a nommé, au cours de l’année 2001, un ressortissant allemand domicilié en Allemagne en qualité de directeur. Cette nomination a été confirmée par une convention en date du 7 mai 2001, laquelle décrivait ses droits et obligations en sa qualité de directeur de la société. Ce ressortissant allemand est également devenu gérant de la société holding au cours de la même année, étant précisé qu’il était également gérant et fondé de pouvoir des trois filiales allemandes et détenait des actions dans la société holding. Il a été mis fin aux contrats liant ce ressortissant allemand aux diverses sociétés entre la fin 2005 et la fin 2006.
Action contre le gérant en reconnaissance de l’existence d’un contrat de travail
Les quatre sociétés ont intenté une action en constatation et dommages-intérêts à l’encontre de leur ancien gérant devant les tribunaux néerlandais. Elles lui reprochaient des faits au titre de son mandat de gérant mais également des faits au titre de son « contrat de travail » en date du 7 mai 2001. Le gérant soutenait que les tribunaux néerlandais étaient incompétents. Les tribunaux de première et seconde instance lui ont donné raison et se sont déclarés incompétents. Les quatre sociétés se sont pourvues en cassation. Elles reprochaient aux juges du fond de ne pas avoir suffisamment motivé leurs décisions.
La Cour suprême des Pays-Bas (Hoge Raad der Nederlanden) relève que le droit néerlandais opère une distinction entre la responsabilité d’une personne, d’une part, en sa qualité de gérant d’une société, et d’autre part, en sa qualité de « travailleur salarié » de cette société. Elle estime ainsi que pour établir si les juridictions néerlandaises sont compétentes pour statuer sur cette responsabilité, il est nécessaire dans ce cas concret de déterminer si ce sont les dispositions du Règlement Bruxelles I relatives à la compétence des tribunaux en matière de contrats individuels de travail qui s’appliquent ou celles relatives à la matière contractuelle voire délictuelle.
Dans ces conditions, la Cour suprême des Pays-Bas a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour de justice de l’Union européenne plusieurs questions préjudicielles. La première des questions préjudicielles avait pour but de déterminer quelles dispositions du règlement étaient applicables dans le cas particulier où le défendeur est assigné par la société dont il est le gérant, non seulement en sa qualité de gérant, mais également en sa qualité de salarié.
La CJUE invite à rechercher le lien durable entre la société et son gérant et le pouvoir d’influence de ce dernier
Dans son arrêt en date du 10 septembre 2015 la Cour de Justice de l’Union Européenne relève que la réponse à la question par la Cour suprême des Pays-Bas dépend avant tout de savoir si le gérant était effectivement lié par un « contrat individuel de travail »:
- Elle rappelle tout d’abord qu’il n’existe aucune définition du contrat individuel de travail dans le règlement et précise que cette notion doit cependant être interprétée d’une manière autonome qui soit commune à l’ensemble des Etats membres.
- Elle s’attache ensuite à mentionner la jurisprudence antérieure rendue en la matière sur le fondement du règlement Bruxelles I ainsi que le traitement de cette notion dans d’autres conventions telle que la convention de Lugano du 16 septembre 1988 ou encore dans la jurisprudence relative à d’autres actes législatifs de l’union.
La Cour de Justice de l’Union Européenne retient ainsi un faisceau d’indice et indique qu’il faut vérifier si le gérant et directeur de la société holding a, en ces qualités, « accompli pendant un certain temps, en faveur de cette société et sous la direction de celle-ci, des prestations en contrepartie desquelles il percevait une rémunération et était lié par un lien durable qui l’insérait dans le cadre d’une certaine organisation des affaires de cette société ». Concernant le lien de subordination, elle précise que ce dernier doit être apprécié au cas par cas. Elle retient à ce titre comme élément essentiel la capacité du gérant et directeur d’influer sur la volonté de l’organe d’administration, notamment en sa qualité d’actionnaire de la société. Dès lors, pour la Cour à défaut de capacité d’influence, l’existence d’un lien de subordination est établi et inversement.
Portée de la définition du contrat de travail en droit européen
Au regard de ces éléments, la Cour de Justice de l’Union Européenne estime que dans une situation telle que celle-ci, seules les dispositions du règlement Bruxelles I relatives à la compétence des tribunaux en matière de contrats individuels de travail s’appliquent s’il est établi que la personne concernée a, en sa qualité de directeur et de gérant, accompli pendant un certain temps en faveur de cette société et sous la direction de celle-ci des prestations en contrepartie desquelles elle percevait une rémunération.
La Cour de Justice de l’Union Européenne précise ainsi par cet arrêt la notion de contrat individuel de travail au sens du droit européen. Au regard de cette définition, il est cependant manifeste que les juges nationaux disposeront d’une marge de manœuvre importante. En effet, la Cour ne dit pas à partir de quand l’on peut considérer qu’une personne est capable d’influer sur la volonté de l’organe d’administration d’une société. De plus, le risque que de nombreux gérants se voient attribuer la qualité de salarié en application de ce critère de capacité d’influence est non négligeable et peut amener les entreprises à repenser leur relation aux gérants.
Enfin, on peut se demander si cette définition est transposable à d’autres cas, notamment en raison de la nécessité d’accomplir des prestations pendant un « certain temps ».
Françoise Berton, avocat en droit allemand
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