La vidéosurveillance des salariés
28.01.20Une décision récente au niveau européen ouvre un peu les possibilités pour les employeurs de surveiller les salariés par caméra sans même les en informer lorsque certaines conditions sont réunies. C’est l’occasion de revenir sur les règles existantes et de faire le lien avec cette nouvelle jurisprudence.
Les enjeux du contrôle du recours à la vidéosurveillance dans les entreprises
En raison notamment de la démocratisation du prix d’achat des caméras de surveillance et de l’augmentation du nombre de prestataires proposant ce type de service ou parfois à la demande pressante de leurs assureurs, les entreprises hésitent de moins en moins à mettre en place un dispositif de vidéosurveillance de leur activité et donc des salariés au sein de leurs locaux.
Pourtant, les débats sur l’utilisation de tels dispositifs sont nombreux. En effet, lorsque des entreprises filment le lieu de travail des salariés, le risque d’atteinte aux libertés fondamentales de ces derniers est élevé, en particulier lorsqu’il s’agit de contrôler l’activité des salariés. Même si le salarié est sur son lieu de travail, le droit au respect de la vie privée des salariés, protégé notamment par l’article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme, doit être respecté.
Toutefois, l’objectif n’est pas d’interdire pour autant aux entreprises de recourir à la vidéosurveillance, car il s’agit tout de même d’un outil utile pour limiter les risques de vols, d’intrusions ou la dégradation des locaux, et ainsi assurer la sécurité des salariés et des biens de l’entreprise.
C’est pourquoi, la législation française du travail n’interdit pas par principe sa mise en place, mais tente de prévenir les dérives possibles en établissant des limites strictes, dans un souci de rechercher la proportionnalité entre les intérêts en présence.
Les règles à respecter avant de recourir à la vidéosurveillance sur les lieux de travail
En France, les règles à suivre en matière de recours à la vidéosurveillance dépendent de l’ouverture ou non des locaux au public, ou de la nature du lieu (privé ou public) :
- Lorsque le dispositif de vidéosurveillance se trouve dans un lieu non ouvert au public (zones dédiées au personnel, lieux de stockage, etc.), aucune formalité auprès de la CNIL n’est nécessaire. Seul un registre de traitement des données sur lequel est inscrit le dispositif de vidéosurveillance doit être tenu par l’employeur ;
- Lorsque le dispositif de vidéosurveillance se trouve dans un lieu public ou ouvert au public, il convient d’obtenir une autorisation préalable du préfet de département, ou le préfet de police à Paris ;
- Lorsque le dispositif de vidéosurveillance fait l’objet d’une installation dans un lieu mixte, c’est-à-dire un lieu ouvert au public comportant des zones privées, l’entreprise est soumise à un système d’autocontrôle continu, à la désignation d’un délégué à la protection des données et à la tenue d’un registre des activités de traitement.
Par ailleurs, lorsque le dispositif de vidéosurveillance est voué à contrôler les salariés, la consultation préalable du CSE (Comité social et économique) est obligatoire concernant tant le dispositif lui-même, que ses fonctionnalités.
De plus, en raison de l’obligation de l’employeur d’exécuter loyalement le contrat de travail, les salariés doivent être informés de l’existence du dispositif de vidéosurveillance, mais également de son utilisation lorsqu’il s’agit de contrôler leur activité professionnelle.
Enfin, l’employeur doit prévoir un affichage, dans les locaux placés sous vidéosurveillance, afin d’informer les salariés et le public de l’existence du dispositif, des modalités concrètes d’accès aux enregistrements visuels les concernant, ainsi que du nom de son responsable.
A défaut, les images obtenues par vidéosurveillance ne pourront pas être utilisées comme preuve par l’employeur en cas de litige avec un salarié.
En revanche, la jurisprudence admet que l’employeur n’est pas obligé d’informer ses salariés de la mise en place de procédés de surveillance d’entrepôts et autres locaux de rangements, lorsque ces derniers n’y travaillent pas (Cass. Soc., 19 janvier 2010, n°08-45.092).
De plus, la Cour de cassation a pu admettre que les preuves sont licites lorsqu’elles sont recueillies par les systèmes de surveillance dans des locaux auxquels les salariés n’ont pas accès. Il s’agissait en l’espèce d’une caméra installée à la demande d’un client dans le but de surveiller la porte d’accès d’un local dans lequel les salariés de l’entreprise ne devaient avoir aucune activité (Cass. Soc., 19 avril 2005, n°02-46.295).
Toute surveillance secrète est donc en principe interdite.
Les autres règles à respecter en cas d’utilisation de la vidéosurveillance
Le respect de l’obligation d’information par l’employeur n’est pas suffisant pour justifier de l’utilisation de la vidéosurveillance pour contrôler le travail de ses salariés.
L’employeur doit en effet avoir un intérêt légitime au recours à la vidéosurveillance. Cela peut notamment être un risque particulier de vol, la surveillance d’un poste de travail présentant une certaine dangerosité ou encore la mise en place d’une protection particulière résultant d’une obligation de secret-défense. Il convient de noter que la vidéosurveillance d’un poste de travail est interdite, sauf circonstances particulières. Par exemple, pour un employé manipulant de l’argent, la caméra devra davantage filmer la caisse que le caissier.
Cependant, même si cet intérêt légitime existe, certaines actions de vidéosurveillance restent interdites en tout état de cause. Ainsi, il n’est pas possible de filmer les zones de pause ou de repos des employés, ni les toilettes. S’il s’agit de surveiller des distributeurs alimentaires dans l’une de ces pièces, il s’agit de filmer uniquement les distributeurs et non pas toute la pièce.
En outre, il est interdit de filmer les locaux syndicaux et des représentants du personnel, ni les accès qui sont les seuls à mener à ces locaux.
De plus, seules certaines personnes, habilitées par l’employeur, peuvent visionner les images enregistrées dans le cadre de leurs fonctions.
Enfin, la durée de conservation des images est limitée. Cette durée varie selon l’objet du recours à la vidéosurveillance. Par exemple, en cas de vidéosurveillance poursuivant un objectif de sécurité des biens et des personnes, la conservation des images ne doit pas excéder 1 mois.
De nombreuses règles doivent donc être respectées en France lorsqu’il s’agit de recourir à la vidéosurveillance. Cependant, il est possible que certaines de ces règles soient amenées à évoluer prochainement en raison de l’évolution récente de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’Homme (CEDH).
Utilisation de la vidéosurveillance pour contrôler le travail de ses salariés sans les en informer
La Cour Européenne des Droits de l’Homme (en abrégé : CEDH) a en effet admis par un arrêt du 17 octobre 2019 qu’il est possible de recourir à la surveillance secrète des salariés dans certaines conditions.
En l’espèce, le directeur d’un supermarché espagnol avait remarqué des pertes importantes en raison de disparités entre les stocks du magasin et ses ventes, pendant plus de 5 mois. Suspectant des vols, il avait alors installé deux types de caméras de vidéosurveillance :
- Des caméras visibles dirigées vers les entrées et sorties du magasin, faisant l’objet d’une information au personnel ;
- Des caméras dissimulées, orientées vers les caisses, dont aucun membre du personnel n’avait été informé.
Les images filmées par ces caméras cachées avaient révélé des vols de produits commis aux caisses par plusieurs employées. L’employeur les avaient alors licenciées. Certaines salariées avaient contesté leur licenciement au motif que les images captées par les caméras de vidéosurveillance à leur insu violaient leur droit à la vie privée.
Les juges espagnols ont confirmé les licenciements. L’affaire a ensuite été portée devant la CEDH, qui s’est prononcée une première fois le 9 janvier 2018, en concluant à la violation de l’article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme, relatif au droit au respect de la vie privée. Toutefois, après renvoi devant la Grande chambre de la CEDH, il en a finalement été décidé autrement.
En effet, pour décider du caractère proportionné de la mesure de surveillance, la Cour a estimé, conformément à sa jurisprudence concernant la surveillance des communications électroniques des salariés (CEDH, 5 septembre 2017, aff n°14996/08, Barbulescu c. Roumanie), qu’il devait être tenu compte de :
- la justification de cette mesure par des motifs légitimes ;
- l’existence d’une information des salariés sur la possibilité de faire l’objet d’une mesure de surveillance ;
- l’ampleur de la surveillance et du degré d’intrusion dans la vie privée ;
- la possibilité d’adopter des mesures moins intrusives ;
- l’existence de garanties appropriées, notamment l’information fournie aux employés concernés ou aux représentants du personnel sur la mise en place et sur l’ampleur de la vidéosurveillance, ou la possibilité d’introduire une réclamation ;
- la conséquence de la surveillance pour les employés qui en ont été l’objet.
Selon la législation espagnole, identique sur ce point à la législation française, une information préalable à la mise en place de systèmes de vidéosurveillance est obligatoire.
Toutefois, la Cour considère que l’ensemble des critères susmentionnés doit être pris en compte. Ainsi, si les salariés n’ont pas été informés qu’ils faisaient l’objet d’une surveillance, les garanties découlant des autres critères seront d’autant plus importantes.
Dans le cas qui lui était soumis, la Cour a estimé que la surveillance était proportionnée et légitime car il s’agissait de protéger un impératif prépondérant relatif à la protection d’intérêts publics ou privés importants justifiant l’absence d’information préalable.
Ainsi, les juges ont constaté que les soupçons de vols étaient sérieux et les pertes financières importantes, que la durée du recours à la vidéosurveillance secrète était réduite (10 jours), et était effectuée de surcroît dans des lieux accessibles à un large public et non des lieux de travail fermés, tels des bureaux. De plus, le nombre de personnes ayant vu les enregistrements était réduit. Tous ces éléments justifiaient le recours à la vidéosurveillance, l’intrusion dans la vie privée des salariés licenciés étant limitée.
En outre, les juges ont relevé que « la vidéosurveillance et les enregistrements n’ont pas été utilisés par l’employeur à d’autres fins que celle de trouver les responsables des pertes de produits constatées et de les sanctionner ». Cette décision opportune pourrait faire évoluer la jurisprudence de la Cour de cassation en France. En effet, cette dernière est très stricte quant au respect de l’obligation d’informer les salariés préalablement à la mise en place d’un dispositif de vidéosurveillance. A défaut, la Cour estime que l’employeur a interdiction d’utiliser les enregistrements pour justifier une sanction ou pour les produire en justice.
Françoise Berton, avocat en droit allemand
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