Est-ce légal de provoquer un comportement pour obtenir une preuve ?
30.11.21Le principe : piéger quelqu’un pour se constituer une preuve est déloyal
Conformément à l’article 9 du code de procédure civile français, le procès civil est gouverné par la nécessité de prouver sa ou ses prétention(s). Ainsi, en cas d’absence de preuve, une demande sera nécessairement rejetée.
Il est pourtant parfois très difficile d’obtenir une preuve admissible en justice pour étayer une demande, alors que l’on sait que les faits se produisent réellement. Dès lors, il est tentant de recourir à des moyens plus ou moins artificiels pour obtenir ces preuves infaillibles et confondre celui dont le comportement pose problème.
Cependant, toute preuve n’est pas recevable : au fil de sa jurisprudence, la Cour de cassation a établi un principe de loyauté de la preuve, avec pour conséquence d’écarter les preuves obtenues de manière déloyale, par exemple par ruse, malice ou à l’aide de stratagèmes. C’est au regard de ce principe qu’elle a rendu deux arrêts, en date du 10 novembre 2021 (n°20-14.669 et n°20-14.670), qui rappellent que tous les coups ne sont pas permis pour obtenir une preuve.
Fausses visites de clients mystère comme moyen de preuve
La Cour de cassation s’est concrètement penchée sur deux pourvois formés par le Rassemblement des opticiens de France (le ROF), syndicat professionnel qui a notamment pour mission de moraliser et de défendre l’éthique de la profession des opticiens-lunetiers, venant aux droits de l’Union des opticiens (l’UDO). Cette dernière soupçonnait que certains magasins d’optique se livrent à une pratique frauduleuse consistant à falsifier les factures en augmentant le prix des verres et en diminuant corrélativement le prix des montures, pour faire prendre en charge par les mutuelles des clients une part plus importante du prix des montures.
Afin de vérifier si ses soupçons étaient fondés, l’UDO a organisé la visite de « clients mystère » dans différents magasins d’optique, exploités pour le premier arrêt par la société IMD Optic et pour le second par la société Nagabbo. Ces « clients mystère » avaient été recrutés spécialement pour cette mission par Qualivox , une société tierce spécialisée dans le recrutement de ce genre de prestataires. Après leur passage dans les magasins concernés, ces « clients mystères » ont établi des attestations prouvant la pratique frauduleuse dont les opticiens étaient soupçonnés. Sur la base de ces attestations, l’UDO a assigné la société IMD Optic et la société Nagabbo en cessation des actes de concurrence déloyale et en paiement de dommages-intérêts pour atteinte à l’intérêt collectif de la profession.
Dans les deux cas, les juges du fond ont déclaré les attestations irrecevables au regard du principe de loyauté dans l’administration de la preuve et rejeté l’ensemble des demandes du ROF venant aux droits de l’UDO. Ce dernier s’est alors pourvu en cassation.
Rejet des preuves déloyales recueillies grâce à un stratagème
La question qui se posait à la Cour de cassation était de savoir si le principe de loyauté dans l’administration de la preuve interdisait, comme l’avait retenu la Cour d’appel, de produire en justice des attestations de « témoins » engagés précisément dans ce but. Fort logiquement au regard de sa jurisprudence en la matière, la Cour de cassation répond à cette question par l’affirmative et conforte dans chaque espèce les arrêts d’appel.
Les hauts-magistrats ont en effet depuis longtemps construit une jurisprudence relative à la loyauté de la preuve, posant quelques grands principes. Par exemple, la Cour estime que « le droit à la preuve ne peut justifier la production d’éléments portant atteinte à la vie privée qu’à la condition que cette production soit indispensable à l’exercice de ce droit et que l’atteinte soit proportionnée au but poursuivi » ou encore que « l’enregistrement d’une conversation téléphonique privée, effectué et conservé à l’insu de l’auteur des propos invoqués, est un procédé déloyal rendant irrecevable en justice la preuve ainsi obtenu ». Plus généralement, la Cour interdit de faire usage d’un stratagème pour recueillir une preuve.
Manipulation par l’incitation à la fraude aux mutuelles par le client mystère
Dans le premier arrêt concernant IMD Optic, ils notent que la Cour d’appel a constaté que les deux « clients mystère » ayant rédigé les attestations étaient rémunérées par la société Qualivox et qu’elles avaient également rédigé les attestations sur la base desquelles le ROF avait assigné trois autres opticiens en 2017. Il en résulte ainsi une relation d’affaires entre le ROF et la société Qualivox ainsi qu’une certaine professionnalisation « des clients mystère », entrainant un doute quant à leur parfaite neutralité dans l’établissement des témoignages produits. Enfin, dans le contenu même des attestations, il est mentionné que lesdits clients ont dès le début attiré l’attention des opticiens sur les montants de prise en charge des verres et montures par leur mutuelle. Il est donc probable que les opticiens ont été incités à la fraude, le remboursement des produits par la mutuelle ne pouvant être perçu par les opticiens que comme un élément déterminant de la vente.
La Cour de cassation considère que le ROF a bien eu recours à un stratagème, consistant à faire appel aux services de tiers rémunérés pour une mise en scène de nature à faire douter de la neutralité de leur comportement à l’égard de la société IMD Optic. C’est donc à bon droit que la Cour d’appel a pu déduire que les attestations, ainsi que les devis et factures qui les accompagnaient, avaient été obtenus de manière déloyale et étaient donc irrecevables.
Mise en scène pour l’obtention d’une preuve
Dans le deuxième arrêt rendu dans le dossier de l’opticien Nagabbo, les hauts-magistrats tiennent peu ou prou la même argumentation. Ils commencent par rappeler l’énoncé de la Cour d’appel selon lequel « en application de l’article 9 du code de procédure civile et du principe de loyauté dans l’administration de la preuve, la preuve obtenue par un stratagème se caractérisant par un montage, une mise en scène, une opération clandestine, est déloyale ». L’arrêt d’appel constate également que l’un des « clients mystère » a indiqué à un huissier de justice :
- avoir été mandaté par la société Qualivox pour effectuer un scénario non réel dont le déroulement lui avait été dicté par cette même société ;
- qu’une prescription pour une monture de lunettes de vue lui avait été établie pour l’occasion alors qu’il n’en avait pas besoin ;
- que sa mission avait été rémunérée au taux horaire par la société Qualivox et ne s’était pas limitée à la société Nagabbo.
Ce faisant, les juges d’appel ont retenu que ce témoignage, comme celui de l’autre « client mystère (…) ont été obtenus par un stratagème caractérisé par le recours à un tiers au statut non défini pour une mise en scène. ».
Pour la Cour de cassation, la même conclusion que dans l’arrêt « IMD Optic » – quasiment au mot près ! – s’impose. Là encore, les hauts-magistrats retiennent que le ROF a eu recours à un stratagème en faisant appel aux services de tiers rémunérés pour une mise en scène de nature à faire douter de la neutralité de leur comportement à l’égard de la société Nagabbo. C’est donc à bon droit, là encore, que la cour d’appel a pu considérer les attestations, les ordonnances utilisées pour se faire passer pour des clients potentiels, ainsi que les devis, factures et feuilles de soins remis à la suite de leur mise en scène avaient été obtenus de manière déloyale et étaient donc irrecevables.
Le recours à une société spécialisée dans la fourniture de témoins a -t-il rendu l’opération plus visible ?
Dans ces deux arrêts, la position de la Cour de cassation ne surprend pas au regard de sa jurisprudence antérieure. Dans la mesure où elle encadre strictement la loyauté de la preuve, juger recevables des attestations de témoins obtenues dans de telles conditions eut été surprenant. On peut toutefois se demander si la rémunération des « clients mystère » par une société privée spécialisée dans ce genre de mises en scène, point sur lequel la Cour insiste beaucoup, a été ou non un élément déterminant dans le raisonnement des hauts-magistrats. Imaginons par exemple le cas où de telles mises en scène auraient été réalisées de manière totalement désintéressée, dans le seul but de dénoncer une pratique préjudiciable aux mutuelles de santé : la fin aurait-elle cette fois justifié les moyens ?
Françoise Berton, avocat en droit allemand
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Photo: goodluz
2 réponses à « Est-ce légal de provoquer un comportement pour obtenir une preuve ? »
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Les règles procédurales applicables devant les commissions sportives sont particulières et parfois propres à chacune d’elles.
De manière plus générale, la licéïté d’une preuve dépend du domaine du droit dans lequel elle est produite (civil, pénal, administratif…etc.). En matière civile par exemple, la preuve obtenue de manière déloyale est irrecevable. Notamment, l’enregistrement d’un conversation téléphonique privée, effectué et conservé à l’insu de l’auteur des propos invoqués, est un procédé déloyal rendant irrecevable en justice la preuve ainsi obtenue.
Néanmoins, cette indication reste très générale et peut s’avérer fausse, si les faits concrets sont plus complexes que ce qui est exposé dans votre question. Notre réponse n’a pas valeur de consultation mais éclaire simplement notre article.
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Membres d’une Commission de discipline sportive, il a été enregistré à notre insu, par l’un d’entre-nous, les délibérés placés sous le secret absolu. La preuve rapportée par l’auteur des faits peut-elle être recevable ?
Dans l’attente de votre réponse. Merci d’avance.